Babeth_Je vous écris de Benoît Labre

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« Je suis une formation d’employée de magasin, je fais des stages. Je vais réussir, ici, à Rennes, j’en suis sûre. »

Rennes, le 8 avril 2023

Ma petite maman chérie,

Là où tu es, au Ciel forcément, tant tu fus une bonne maman chrétienne, tu ne peux pas imaginer ce que j’ai enduré après ta mort, brutale, le 2 octobre 2011. Depuis, je n’ai vécu que des atrocités. Douze ans de haines, de violences, de viols, de menaces de mort, jusqu’à fuir le Cameroun, le 17 mai 2017, jusqu’ici, à Rennes. Tout près de Fougères, où tu avais refait ta vie, en 2002 !

J’ai été élevée, à Yaoundé, par ton second mari, que je croyais être mon papa, jusqu’à votre séparation et ton départ en France, en 2002. Mon vrai papa, médecin militaire, tu te souviens, je ne le connaissais même pas, le jour où il est passé à la maison.

Après tes funérailles, à la fin du deuil, se tient un conseil de famille au village. La question : qu’est-ce qu’on fait de Babeth, maintenant que sa maman est morte ? Papa a refait sa vie, mais il souhaite s’occuper de moi. A 18 ans, il m’emmène chez lui, dans le Nord-Cameroun.

Quitter Yaoundé, la vie moderne, le lycée, en plus du deuil, c’est dur. C’est loin, le grand Nord, il fait très chaud, la nourriture n’est pas la même, je ne parle pas la langue. Moi, chrétienne, je me retrouve en terre musulmane. Adieu famille, messes, amis, sorties, jeans et minirobes, il faut se voiler. Une étrangère en prison dans mon pays !

Pour la marâtre, la femme de mon père, je ne suis pas la bienvenue. Elle ne supporte pas mon esprit libre ni que j’obtienne de meilleures notes que ses enfants. Elle m’humilie, me rabaisse, me tape avec un bâton. Elle jette mes habits d’avant. Elle sollicite un marabout pour me détruire. Elle découpe mes draps, répand des gris-gris, parsème mon lit de poudre blanche et d’écorces.

Par une voisine, qui, plus tard, me sauvera la vie, je sais qu’elle veut m’éliminer. Elle essaie de me rendre folle, de m’empoisonner. C’est la guerre pendant deux ans. Je suis la pestiférée, je pleure, je ne peux me plaindre à personne. Papa ne dit rien. Le jour de mon bac, à 20 ans, je fais un rêve : l’université, avec mon petit copain, rencontré au lycée…

Mais un mois plus tard commencent d’autres atrocités. Bien pires. Le 5 août 2013, je suis capturée au marché, enlevée en voiture, dans la violence, les cris… C’’est une tradition, au Cameroun, d’enlever une jeune fille. Alors, la foule ne bronche pas.

On roule, longtemps, je hurle, je pleure, jusqu’à entrer dans un camp, au milieu des youyous, de la musique, des victuailles, des discours… Là, on me purifie, on m’habille en blanc, on me fait le Nallé… Je ne sais pas où je suis, je ne veux pas comprendre, mais je comprends.

La nuit venue, on me met dans une chambre décorée. Entre un monsieur de trois fois mon âge. Je me refuse à lui. Il part, revient... Il est plus fort que moi. Il me viole. C’est affreux, douloureux. Je me sens salie, dégoûtée, inconsolable. Il est devenu mon mari, et moi sa quatrième femme.

Demain, il va falloir montrer le drap souillé, preuve de ma virginité. Le problème, je ne suis plus vierge. Alors, ils me tailladent le bras, avec une lame de rasoir, pour faire couler du sang sur le drap. En plus, ils découvrent que je ne suis pas excisée !

Puis, mon mari m’emmène chez lui, parmi ses autres femmes. On ne parle pas la même langue. Je n’ai pas ma place. Il y a des gardiens partout. Je ne m’appartiens plus. Mon mari, un riche homme d’affaires qui traite avec la secte djihadiste Boko Haram, passe de femme en femme, chacune son tour, moi un peu plus, je suis la plus fraîche…

Je n’étais ni vierge, ni incisée. Humiliation suprême, je suis infertile ! Il m’insulte, me frappe, me traite de pute, m’oblige à ne plus porter de slip pour mieux me violer à tout moment… Des guérisseuses me font des lavements vaginaux, des décoctions, on veut me faire exciser. Plutôt mourir.

Un jour, au bout de deux ans, sous prétexte d’aller au marché, je tente de fuir, en mototaxi, puis en bus. Mais, à la gare routière, une femme me reconnaît, malgré le voile. Elle me dénonce et me ramène. Là, c’est doublement l’horreur. Mon mari veut m’éclater la tête. Je suis malade, déprimée, je veux me suicider.

Entre temps, il m’a laissé ouvrir un commerce à la maison. Commerce qui grandit. Jusqu’à vendre des bijoux, des parfums, de l’or, des étoffes qu’il me ramène. Je vois du monde, je gagne de l’argent, j’ai un portable. Mon ancienne voisine, ma seule confidente, et son mari, avec qui j’ai repris contact, passent me voir, « sympathisent » avec mon mari, et me préparent un plan secret. Mais il faut du temps, mettre tout le monde en confiance, jouer la soumission, n’éveiller aucun soupçon…

Et le 17 mai 2017, un soir que mon mari est à l’étranger, mes amis planquent dans le quartier, j’endors les gardiens avec du somnifère qu’ils m’ont procuré. Quand tout le monde dort, je saute dans le camion, en pleine nuit. Mon cœur bat à mille à l’heure ! On roule des heures, je tremble. Si ça foire, je suis morte.

Avec l’argent et les bijoux que je leur ai donné, ils ont tout organisé, payé tous les passeurs, à Baroua, sur le fleuve Bénoué, à Yola au Nigeria, à Kano pour rejoindre le Niger, à Agadès, et jusqu’à Sabah, en Libye.

A Agadès, les « coxeurs » organisent un convoi de neuf pickups avec vingt migrants dans chacun, de toutes nationalités. Il faut trois-quatre jours pour traverser le désert. Ca durera quinze jours. Dans la nuit, quand on s’arrête pour se reposer, les chauffeurs abusent des filles, on est violées à répétition. Un jour, des bandits nous attaquent à l’arme automatique, pour nous dépouiller, enlever les femmes. Une violence atroce, comme dans un film. Les corps tombent par-dessus bord. Quatre pickups arriveront. Avec seulement 10 personnes… Dont moi, Dieu merci.

A Sabah, on est enfermées, violentées, abusées, trimbalées d’un camp à l’autre, sans rien, ni papiers, ni argent, ni téléphone… Ca pendant 4-5 mois.

 Six mois que je suis partie, mes amis ont versé 1 650 € depuis le départ, avec ce que je leur avais remis. Et un jour, une nuit plutôt, on m’amène au bord de l’eau. Il y a des cadavres partout, des morts enterrés à la va-vite, ceux qui ont échoué à traverser. L’objectif : atteindre les eaux internationales pour être récupérée par SOS Méditerranée.

L’Italie, c’est un nouvel enfer. Il fait froid. On loge dans des lieux sordides. Prise de violentes douleurs au ventre, je suis opérée. La France, je n’y pense même pas. Et c’est mon grand frère, que je retrouve un jour via Facebook, en Allemagne, qui décide de m’envoyer de l’argent pour quitter l’Italie, clandestinement, me conseillant la France et Rennes, où j’ai de la famille, que je ne connais même pas. J’arrive le 13 novembre 2018, terme de 18 mois d’un exode atroce.

Ma très chère maman Rachel, la suite est plus belle, même si la famille ne m’attend pas vraiment, même si je fais deux fausses couches en France. A Rennes, je suis accompagnée, sur le plan matériel et psychologique ; depuis un an, je suis reconnue comme réfugiée ; je suis une formation d’employée de magasin, j’ai droit à 80 heures de remise à niveau en maths et en numérique, je fais des stages, je loge dans un petit appartement géré par Benoît-Labre…

Tu connais mon défaut, ma très chère maman, je suis obstinée ! Il faut du temps pour se reconstruire après douze d’années d’atrocités, mais, de là-haut, tu vas voir, je vais réussir, ici, à Rennes, j’en suis sûre.

Merci la France.

Babeth

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