Brice_Je vous écris de Benoît Labre

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« Je ne sais pas si le chemin de ma vie sera en France ou quelque part en Afrique. Mais je sais que le Congo est devenu pour moi une prison. »

Rennes, le 19 octobre 2022

Mon colonel, cher monsieur Adolphe-Arsène Mampieme,

Je vous fais cette lettre, que vous lirez là où vous êtes, au Ciel sans aucun doute. Mon colonel, vous étiez mon supérieur, vous étiez nordiste et moi sudiste, vous m’avez sauvé la vie, sans considération ethnique.

La larme à l’œil, je revisite mon histoire, pour vous rendre hommage, à défaut d’avoir pu me rendre à votre enterrement. Et pour exorciser un passé qui me poursuit depuis vingt ans.

Je m’engage dans les Forces armées congolaises, à Pointe Noire, le 5 avril 2001. Contrebassiste, j’intègre la fanfare républicaine. Après un an de formation, je sors major de ma promotion, le meilleur tireur, et suis nommé première classe. Cela me vaut la haute considération du chef de corps que vous étiez.

Mais tout militaire doit effectuer une « mission baptême ». En avril 2002, je fais partie d’une compagnie envoyée officiellement pour désarmer les milices du sud, qui avaient fait mal à l’armée régulière durant la dernière guerre civile, dans le secteur de Bouenza.

Sur place, la mission a changé. Notre lieutenant exige désormais de nous une revanche, en usant de la torture et des exécutions. On doit répondre à ses ordres, sous peine d’être tué. On intervient à 3-4 h du matin chez les gens pour les embarquer et les liquider. Par dizaines, rien que pour notre section. Pour nous « enlever notre esprit civil » et nous « inculquer l’esprit militaire », on nous verse des drogues dans le café…

De retour, à Pointe Noire, moi, chrétien, je suis mal. J’allais pour désarmer, pas pour tuer. Ces scènes m’obsèdent. Je ne supporte pas. Un mois après, lorsque tombe une nouvelle note de mission, je décide de ne pas me présenter.

Dès le lendemain, je suis convoqué à l’état-major à Pointe Noire. La crainte de mes supérieurs est bien sûr que je déserte, surtout que je rapporte les atrocités dont j’ai été le témoin. Ils menacent de s’en prendre à ma personne si je parle. Je suis devenu un danger pour eux.

Je suis menotté, emprisonné sept jours à la gendarmerie, violenté, jusqu’à ce que vous, capitaine Mampieme, informé de mon sort, n’usiez de votre influence pour me faire libérer. Pour me dire qu’un mauvais vent souffle. Et c’est vous, mon supérieur hiérarchique, qui me conseillez de fuir le pays ! J’ai un passeport. Je m’échappe au Cameroun, le 26 juin 2002.

Le 19 juillet 2004, fatigué de vivre à l’étranger, je décide de rentrer. Une semaine après, j’apprends que le Renseignement m’a repéré. Et le 27, à 3 h 40 du matin, un groupe armé tente de m’enlever à mon domicile. J’ai le temps de me cacher dans le plafond. Je les entends dire qu’il faut m’attraper pour me tuer.

Capitaine Mampieme, vous me suppliez à nouveau de fuir. Je me cache à Luingui, le village de mon père. Ça devient intenable pour moi et pour ma famille. Déjà, quand j’étais au Cameroun, mon père avait été menacé, chez lui. Il m’avait interdit de l’appeler.

Durant des années, je pars, je reviens. En avril 2011, au village, j’apprends qu’un de mes frères d’armes, de la même brigade, lui aussi déserteur, a été éliminé… J’ai peur. Je ne peux pas rester. Quand tu es passé par l’armée, tu ne peux pas effacer ton passé.

Le Cameroun devient instable. Direction le Bénin. Un gradé congolais, réfugié là-bas, m’informe que les services secrets des deux pays coopèrent pour traquer les déserteurs ! Je rejoins alors une grande sœur au Niger.

A Niamey, je tombe malade. L’hôpital explique ne pas savoir me soigner. A Pointe-Noire, capitaine Mampieme, vous êtes devenu colonel, ce qui me met en confiance. Mourir pour mourir, je reviens au pays et pars directement à Luingui pour me faire soigner avec la médecine traditionnelle.

Le 22 mars 2021, on est en pleine élection présidentielle. Le décès brutal, pour cause de Covid, de Guy Kolelas, le rival de Sassou, provoque des échauffourées à Pointe-Noire. Alors que je fais des achats dans le quartier de Tié-tié, la police militaire arrête tout le monde, dont moi.

Mon nom leur dit vite quelque chose. Je me retrouve à l’état-major, avec une quinzaine d’interpellés, tous suspects du fait de ma présence. On est frappés, torturés – j’ai toujours les marques sur les jambes - et envoyés à Madingo-Kayes, dans la brousse, pour qu’on nous élimine au petit matin.

Dans la nuit, un frère d’arme de ma promotion me reconnaît et me propose de profiter qu’il soit de faction pour m’enfuir. Il me fera signe en faisant clignoter une lampe-torche. Trois heures plus tard, j’aurais été mort. Au lieu de cela, je file vers Mindouli.

La vie est une prison. A cause de mon histoire, des parents refusent que j’épouse leur fille. Un enfant, naît le 5 mars. Elle est restée chez eux avec l’enfant. J’espère les revoir un jour, si j’ai la grâce. En France ou dans un autre pays d’Afrique. Je décide de partir et, cette fois, de ne plus revenir.

A Mindouli, par un intermédiaire local, je réussis à obtenir un visa, précisément le 2 août 2022, pour la France. N’ayant pas d’argent, c’est ma sœur, au Niger, qui achète le billet. Elle me l’envoie par mail. Pas de problème à l’aéroport. Le 8, il y a deux mois, je suis dans l’avion pour Paris.

Mon colonel, la suite est presque banale. Après deux semaines d’errance, j’ai un contact avec l’association Coallia à Paris. Puis au Cada de Rennes d’où je vous écris.

Le Congo, j’ai toujours voulu y rester. Mais les kidnappings continuent. Ils veulent toujours me liquider, parce que je connais des secrets. Je suis sûr que je ne pourrai plus y remettre les pieds. D’autant, colonel, que vous n’êtes plus de ce monde pour me protéger. Je n’avais qu’un seul contact de confiance au pays, et c’était vous. Vous êtes le seul à m’avoir couvert. C’est à vous que je voulais parler.

Seul dans ma chambre, les images des tueries de Bouenza me reviennent. Je ne peux pas regarder de films de guerre. Je ne supporte plus les brusqueries, les comportements impulsifs, agressifs. Je préfère aller dans la nature, méditer, me vider la tête.

J’ignore si j’aurai mes papiers, si le chemin de ma vie sera en France ou en Afrique. Partir, revenir, c’est toujours recommencer à zéro. J’ai 47 ans et j’ai perdu trop de temps dans ma vie.

Brice.

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