Days_Je vous écris de Benoît Labre

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"Le dessin, c’est tout le temps, dans la rue, chez des potes, en voyage. Si je n’ai pas de quoi dessiner, je n’existe pas."

Rennes, le 12 août 2022

Papa,

Cela fait presque cinq ans qu’un cancer généralisé t’a emporté. J’en n’avais même pas dix-huit. Quand je suis au fond du fond du fond, la seule chose à laquelle je pense, c’est : « Tu me manques, Papa. Il n’y a que toi qui a su m’aimer.»

L’année dernière, à Rennes, alors que j’étais à la rue, la Mission locale m’a parlé d’un nouveau truc qui s’ouvrait, une maison gratos pour grands marginaux, le Rado. J’y suis depuis un an. Ici, je me sens bien, tranquille. Je n’ai pas coupé avec le shit, mais avec l’alcool, quasiment. J’ai trouvé ma place. J’ai l’impression de me reconstruire, totalement. J’ai une chambre, c’est le calme total, personne pour me faire chier, je peux partir, revenir, faire du foot, du bénévolat, dessiner. Et me souvenir.

Me souvenir de la famille : deux pères, deux mères et six enfants. Tu avais eu une femme avant de rencontrer maman, et maman avait eu une aventure en Afrique avant de te rencontrer, en France, où une de ses sœurs l’avait amenée. Tu es tombé fou amoureux d’elle. Elle ne parlait pas français. Elle ne savait pas écrire. Elle était dépressive. Elle prenait son tabac à chiquer en rentrant, et s’endormait jusqu’au lendemain. Vous vous engueuliez tout le temps pour des problèmes d’argent.

Me souvenir de la Grâce de Dieu, le quartier de Caen où je suis né, il y a 22 ans. Un quartier où il n’y avait ni grâce, ni Dieu. A l’appart, je me faisais frapper, insulter par mes frères, j’étais pauvre, j’avais faim, mais je vivais quand même, je jouais dans les chantiers. Les devoirs, ça n’existait pas. J’étais le plus petit et j’étais vraiment mis à l’écart. C’était mes frères qui faisaient mon éducation ! Les vacances, c’était à la maison. Tu étais cuisinier. Tu  devais t’occuper de tes propres enfants, des enfants de maman et d’un travail difficile. Tu as commencé à boire, jusqu’à quatre bouteilles de vin par jour, et à fumer, un paquet par jour. Mais je ne parlais qu’à toi, parce que tu étais le seul qui m’apportait de l’affection. Je ne dirais pas que c’était triste. Les soucis étaient à la fois hors de portée et inconnus de moi-même.

Me souvenir de la maison suédoise. A cause de tes problèmes de santé, d’alcoolisme, on a déménagé, en 2012, dans une de ces HLM en bois et au toit bleu, construites après la guerre pour reloger des familles nombreuses. C’était l’extase : grand jardin, des arbres fruitiers partout, des fraises, un potager, un cerisier à fleurs. J’ai appris l’anglais avec les jeux vidéo que tu m’offrais. Une chance de ouf ! Tu as eu un accident en taillant le cerisier. Te voilà hospitalisé, contre ton gré, et c’est là qu’on te découvre un cancer généralisé. Tu fumais depuis 40 ans, buvais depuis 30 ans. Il te restait deux ans max à vivre. J’ai vécu là jusqu’à ce que je me casse, après mon bac.

Me souvenir de mes amis. Dans un lycée de bourges, en première, j’ai retrouvé des amis d’avant. Ielles avaient totalement changé. Ielles étaient devenu.e.s communistes. Ielles étaient brillant.es. Ielles ont radicalisé toute la classe ! On faisait les manifs, les blocus, les AG à l’université, des topos sur les révolutions dans le monde. J’ai rencontré Arlette Laguiller, Nathalie Artaud. Je vivais avec les amis. C’est là que j’ai commencé à goûter à l’alcool, à la clope, je commençais à être populaire, à devenir quelqu’un.

Me souvenir de ta mort. J’allais te voir à l’hosto, une fois par semaine, le mercredi après-midi. Je savais que tu allais mourir, toi aussi, tout le monde. Chaque semaine, je m’attendais à assister à ta mort. Ton aura, ta voix, tes beaux yeux bruns, la couleur de ta peau, tes cheveux, de semaine en semaine, déclinaient. Comme une lumière qui s’éteint. Je n’en pouvais plus. Je n’avais même pas 17 ans. Le jour de ta mort, je suis resté avec mes amis. On a fait un goûter dans le parking du Leclerc du Chemin Vert, là où on faisait nos réunions politiques. A la maison, j’ai pleuré jusqu’à m’endormir. Quand tu es parti, je me suis vraiment retrouvé seul, insomniaque, dépressif, bipolaire, mon comportement a changé du tout au tout. Comme si j’étais quelqu’un de nouveau. Le passage de l’ado à l’adulte, ç’est pas quand t’as tes 18 ans, c’est le jour où tu es confronté à la mort de ton père.

Me souvenir de maman. Jusqu’à très récemment, c’est un peu comme si elle était morte avec toi. Elle dormait toute la journée, ne mangeait quasiment plus. Elle n’avait plus de raison de vivre. Jusqu’à se retrouver un jour à l’hôpital psychiatrique. Mon frère aîné l’avait frappée… On ne sait pas ce qui s’est passé. Elle ne pouvait plus parler, ni monter les escaliers... Une tante, qui ne voulait pas qu’elle finisse à l’hôpital psychiatrique, l’a prise avec elle. Je l’ai suivie. Aujourd’hui, elle a son appart. Elle va bien, elle essaie de renouer les liens, je me retrouve avec ma mère et j’en suis très heureux.

Me souvenir de mes frères. Ils me battaient. Surtout après ta mort. Mon grand frère, 90 kg, tailleur de pierres, a voulu prendre le contrôle de ma vie, à ta place. Il a commencé à me frapper tous les jours, à m’insulter pendant des heures. Encore plus quand j’ai fait mon coming out devant toute la famille au Noël de mes 18 ans. Mes frères m’ont battu, ont déchiré mes dessins, mes blocs-notes. Ca m’a traumatisé. Un enfer. Je me suis tiré.

Me souvenir de l’alcool, de la drogue. Quand j’ai quitté la maison, je vivais à droite à gauche. En internat, chez ma copine, chez des potes qui en ont eu marre de m’aider… Je me bourrais la gueule. Tous les jours. Matin, midi et soir. Boire seul, boire avec les amis. Boire quand j’étais triste, boire quand j’étais gai, fumer du shit. Ma copine, mes copains n’en pouvaient plus de moi. J’ai arrêté l’université. Je me suis retrouvé vraiment seul.

Me souvenir de la rue. J’ai passé le covid en mode SDF. J’ai décidé de partir, moi aussi chez ma tante de Saint-Nazaire. Elle était maniaque, très religieuse, moi pas. Ca n’a pas duré. J’ai continué à boire, à fumer, à baiser, à abuser des bonnes choses, je me barrais à Paris, à Nantes, à Rennes. A Rennes, j’ai retrouvé des potes, différents, prêts à m’aider. Au bout d’un temps, ils m’ont lâché. Parce que j’étais un gros enculé. Les gens, soit ils avaient peur de moi, soit ils avaient pitié. J’ai piqué ma tente aux Prairies Saint-Martin. Mon ordi a pris la flotte. Je faisais la manche. Jusqu’au jour où la mission locale m’a mis sur le chemin du Rado.

Me souvenir de toi, Papa. Tu me manques. Tu étais la seule personne sur laquelle je pouvais me reposer, qui me disait je t’aime. Je suis ta chair et tu es ma chair. On n’était qu’une seule personne.

Papa, je voulais que tu saches tout ça. Que tu saches que dans mon malheur, j’ai toujours eu plein de petites chances pour trouver un pote, un lit, un peu de thune, un peu de bouffe. Pendant toute ma vie j’ai lu des livres sur l’art, j’ai dessiné, je fais des petits poèmes, un peu de photo. Le dessin, c’est tout le temps, dans la rue, chez des potes, en voyage. Si je n’ai pas de quoi dessiner, je n’existe pas. Je rencontre des gens dans la mode, des graphistes, des illustrateurs. Ils m’attirent et je les attire. Je cherche du boulot. J’ai déposé des CV.

Je voulais que tu saches que je suis confiant. Très.

Days.

 

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