Lambert_Je vous écris de Benoît Labre

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« La rue, c’est comme une grande cage aux lions, une cage qui fait toute la ville, t’as des lions partout et des spectateurs qui te regardent. »

Rennes, le 5 septembre 2022

Moman Sophie, Granpapa Frédéric,

Est-ce d’être né dans un avion, il y a 26 ans, à mi-chemin entre Maurice et La Réunion, qui m’a habitué aux turbulences ? Ou n’est-ce pas plutôt l’éducation que vous m’avez dispensée qui m’a permis de supporter cet autre voyage, mouvementé, qui m’a conduit de Saint-Benoît de La Réunion à Saint-Benoît Labre ?

Toujours est-il que je me devais, chers grands-parents, qui n’êtes plus là, de vous dire combien vous m’avez aidé, et m’aidez toujours, à m’en sortir.

Vous avez été là quand ça n’allait pas à l’école primaire. Déscolarisé, rescolarisé, je n’étais pas un élève « normal ». En CM2, j’en ai pris des dictionnaires sur le coin de la figure… Ce n’est que bien plus tard que je serai diagnostiqué dysgraphique, dyslexique et dysorthographique. J’ai quand même suivi ma scolarité, certes en pointillé, ai obtenu un CAP-BEP de vente, ai fait un an de CFA coiffure, le lycée hôtelier…

Vous avez été là quand ça n’allait pas avec les parents. Un père légionnaire et alcoolique, une mère psy, ça fait un drôle de mélange. On se prenait la tête. On sa battait. Mon père étant plus que violent.  Il s’est passé des trucs qu’un père normal ne pourrait pas croire. La vraie cassure de ma vie vient de là.

Ce n’est pas eux qui m’ont élevé, mais vous. Et aussi ma marraine. Elle savait m’écouter. Quand je me prenais la tête, avec ma mère, elle était là. C’est elle, conteuse professionnelle dans les écoles ou les maisons de retraite, qui m’a fait aimer le social. Elle et vous m’avez éduqué, inculqué l’envie d’aider les autres.

Sur terre ou du Ciel, vous m’avez accompagné dans tous les coups durs. Par exemple après mon accident de moto, dans le fameux virage en Z, en descendant du cirque de Salazie. J’avais 14 ans. Mon jumeau est mort. J’ai vu une Twingo, en face, j’ai choisi la glissière de sécurité pour épargner la famille qui s’y trouvait. J’y ai laissé mes deux rotules, mes chevilles, mes tibias en morceaux, un tassement de la colonne. Deux ans de coma, trois ans d’hospitalisation, six mois de rééducation…

J’ai appris la mort de mon jumeau en me réveillant… J’ai toujours porté le deuil de mon jumeau. A chaque anniversaire de sa mort, je pète les plombs. Quand tu perds ton jumeau, un vrai jumeau, tu perds la moitié de ta vie.

Mais j’ai quand même trouvé la force de me relever, de décrocher une alternance dans un restaurant gastro de Saint-Gilles. J’ai fait deux ans de restauration. Mais j’ai dû m’arrêter, à cause de mon dos. Porter, toute la journée debout, je n’en pouvais plus.

Et comme mon projet a toujours été d’être éducateur spécialisé, j’ai candidaté et été admis à l’IRTS. J’ai payé la moitié de la scolarité. La Région et Pôle Emploi ne m’ont pas aidé pour les 2 000 € manquants. J’ai dû renoncer. Ça m’a fait disjoncter. Et là, je suis parti en vrille.

J’ai fait une dépression, je consommais toutes sortes de substances, j’ai frôlé quatre-cinq comas éthyliques, je finissais dans des états pas possibles, j’avais des envies de suicide. Je me suis retrouvé à la rue, à Saint-Denis, Saint-Pierre, Saint-Leu...

Pour avoir du travail, à La Réunion, il faut être pistonné ou venir de métropole. Vous ne le savez pas, mais j’ai quitté La Réunion. J’avais 21 ans. Je suis parti avec le soutien du Cnarm, une association qui aide les jeunes à trouver du travail en métropole. Le problème c’est qu’à l’arrivée, à Orly, à une heure du matin, il n’y avait personne, ni logement… Je suis parti chez un cousin, en Vendée. J’ai zoné pendant un an à Challans.

Greg, mon frangin, était déjà à Rennes. Il m’a suggéré de venir. La coloc – on était six et trois chiens - a mal tourné. J’ai appelé le 115, séjourné à l’Accueil de nuit, dormi sur les bancs des arrêts de bus, à République, dans les halls d’immeubles, les squats, au foyer Monsieur Vincent.

Rennes, c’est une ville ouverte d’esprit, tolérante. J’ai été bien accueilli par les gens de la zone, place Sainte-Anne. Mais la rue, c’est dur. Je dis chapeau à ceux qui tiennent le coup sans carburer à coup de substances ou d’alcool. La rue, c’est comme une grande cage aux lions, une cage qui fait toute la ville, t’as des lions partout et des spectateurs qui te regardent.

Blanc, noir, gay, jeune, vieux, riche, pauvre, bac + 2/+ 3, la rue, ça peut arriver à tout le monde. Moi, je me suis dit : t’as 22 ans, t’es seul, t’as personne, tant que tu te lèves le lendemain matin, c’est bon ! Si tu te mets en tête que tu vas pouvoir t’en sortir, tu t’en sortiras. Mais il faut être fort pour pouvoir se persuader. Ca aussi je le tiens de vous.

J’ai obtenu un logement au CHRS en 2019, avant le confinement. J’y suis resté trois ans. Jusqu’à la fin du second confinement. Bon, il y a eu des histoires, je me suis fait piquer mon ordi, j’ai donné de l’argent. J’ai été trop con et trop bon avec certains. La vie est une garce qui te met des coups, c’est à toi de te défendre. Je me défends grâce à vous, chers grands-parents. Et grâce à Benoît Labre.

Mon passage à Benoît Labre m’a donné un toit, surtout m’a permis de prendre du recul, m’a appris à m’aider moi-même, à me recentrer. J’ai construit des amitiés. J’ai pu faire une formation à l’insertion. J’ai pu trouver un travail à Emmaüs.

Granpapa Frédéric, tu es toujours présent, en raison de ce champ de canne à sucre que devait reprendre mon oncle, paix à son âme, et que tu as mis à mon nom, dans ton testament. Tu m’aimais beaucoup, j’étais le dernier enfant que tu as élevé, tu as trouvé normal de tout me donner. Tu m’as fait propriétaire d’une exploitation sucrière à Saint-Benoît ! Le seul héritier…

Déjà que chaque réunion de famille finissait en baston général, qu’on se battait entre cousins et cousines, je ne sais pas comment ça va se passer avec les tontons, taties, les quinze petits-enfants, ma mère, mes deux sœurs… Si je retourne, ce ne sera pas tout de suite.

En attendant, j’habite une maison relais en face du Stade Rennais. A la fin du mois, je vais partir en insertion aux Jardins du cœur. En contrepartie, je vais préparer un projet professionnel pour obtenir la qualification de surveillant de nuit en secteur social. Je suis handicapé à 50%, mais je ne le fais pas valoir. Tant que je suis encore debout, que j’ouvre les yeux, que j’avance, c’est bon, je veux bosser.

Never give down. Ne jamais abandonner. Merci, Moman Sophie, Granpapa Frédéric, de m’avoir accompagné dans toutes ces turbulences.

Lambert.

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