Manu_Je vous écris de Benoît Labre

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« C’est facile de dire que les SDF sont drogués, alcooliques… Mais, s’il n’y a pas ça, on est mort. Moi, qui suis chrétien, je ne juge pas. C’est Dieu qui juge. »

Rennes, le 21 novembre 2023

Gran-manman chérie,

A plus de 101 ans, depuis ta Guadeloupe natale, tu ne liras peut-être jamais ma lettre. D’ailleurs, je ne sais plus si je le souhaite, tant j’ai honte d’avoir menti toutes ces années.

Tu me crois fonctionnaire à l’hôpital Théophile Roussel de Montesson, dans les Yvelines. En fait, je suis SDF à Rennes. Au téléphone, je fais comme si tout allait bien. En réalité, j’ai tout perdu, ma dignité surtout.

J’ai bossé 13 ans comme fonctionnaire polyvalent, à Théophile Roussel. Je m’occupais des déchets médicaux, des salles de réunion, du jardinage. J’ai été titularisé au bout de cinq ans. A la maison, on avait ouvert le champagne...

J’ai eu cinq enfants, dont deux filles, nées à un an d’intervalle, à Cesson-Sévigné, près de Rennes. Aujourd’hui, elles ont 13 et 14 ans. Au début, je faisais les allers-retours, entre Montesson et Rennes. Je venais le vendredi, je repartais le dimanche. J’ai voulu rester à Rennes pour m’occuper d’elles. J’ai demandé une disponibilité de trois ans.

A la fin de la disponibilité, comme je n’avais pas démissionné, je pensais retrouver mon poste. Pour cause de manque de poste vacant – j’ai gardé le courrier – on m’a mis d’office en attente, sans salaire. J’ai vécu chez madame, mais je n’avais plus d’argent. Je me suis retrouvé dehors.

Et là, la grande galère, la dégringolade. Je suis allé à Pôle Emploi : je n’avais droit à rien, même pas au RSA, puisque je n’avais pas démissionné. Je ne suis ni salarié, ni chômeur. Je suis fonctionnaire SDF !

Voilà comment je me suis retrouvé à la rue. Le Centre d’accueil et d’orientation de Rennes m’a trouvé une chambre à Benoît Labre. J’ai fait plus de deux ans et demi là-bas. Ils ont essayé que je retrouve mon poste. Rien. J’étais logé, nourri, tout. Benoît Labre, je leur dois tout. Ils m’ont permis de survivre. Ils m’ont tout donné, jusqu’à ma brosse à dents, mes chaussettes, mes slips, tout.

A Benoît Labre, je m’occupais plus des autres que de moi. Un jour, un dimanche, avec un autre gars, j’ai même sauvé un petit jeune du foyer qui s’était pendu à une passerelle. Ses parents sont venus me remercier. Mais cette histoire m’a scotché la tête et la vie. J’aurais dû aller voir un psy.

Après, ça ne s’est plus bien passé à Benoît Labre. J’ai été viré, après des petites péripéties… C’est comme ça que ma vie de SDF a commencé. Mais je ne cracherais jamais sur Benoît Labre.

J’ai vécu dans des parkings. Il faisait très froid. J’ai dormi presque deux ans à l’église Saint-Aubin. Le prêtre est un super bon ami. Je l'ai souvent aidé.

Pendant le Covid, j’étais dehors. J’ai attrapé la gale. Il a fallu brûler mes affaires. J’ai eu des gelures aux pieds. J’ai des douleurs partout. A force de dormir sur la pierre, mon côté droit est mort. J’ai les bras engourdis. J’ai mal aux coudes, aux épaules, un début d’escarre.

Mes filles, des fois je n’arrive pas à assumer les rendez-vous. A cause de mon hygiène, je ne me vois pas les tenir dans mes bras. J’ai 51 ans. Je ne sais pas si je serais encore capable de travailler. On ne peut pas bosser quand on dort à la rue.

Alors, je marche. Beaucoup. Je ramasse des canettes, les seringues qui traînent dans les toilettes publiques. J’essaie de m’occuper des gens, de me rendre utile. Les SDF sont tous dans le besoin. Les écouter, être là dans les moments durs, ça me fait du bien. Je me console en voyant pire que moi.

C’est facile de dire qu’ils sont drogués, alcooliques… Moi aussi, j’avais commencé la drogue. Je bois, mais je sais m’arrêter. S’il n’y a pas ça, on est mort. Comme Eddy, place Sainte-Anne, il y a trois ans. Je n’aime pas juger. Pour moi qui suis chrétien, c’est Dieu qui juge. Moi, j’essaie d’arranger les choses. On m’appelle le négociateur.

Grand Manman chérie, j’ai eu une très bonne éducation, grâce à toi. Tu as été tellement protectrice. Tu y as mis tout ton cœur. Tu as été toute mon enfance, jusqu’à l’âge de 7 ans, quand ma mère, qui avait trouvé un boulot à la mairie de Paris, m’a fait venir en Métropole. A Paris, je suis allé à l’école, en colo, etc. J’ai préféré arrêter avant le bac, pour travailler tout de suite. J’avais trouvé mon boulot moi-même.

Je suis un vaillant. Jamais je n’aurais imaginé me retrouver à la rue. Je voudrais tout faire pour m’en sortir, pas juste le dire. Mais à force, au fil des mois et des années, tu laisses tomber. Pourtant, je ne veux pas me voir que comme un SDF.

 

Ton petit Manou.

 

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