Nicole_Je vous écris de Benoît Labre

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« Dans mon jardin, au pied de la résidence, y’a pas beaucoup de mauvaises herbes qui résistent ! Quand j’ai des tomates, des betteraves, des haricots, des œufs, je les donne. »

Rennes, le 28 septembre 2022

Chère Nelly,

Ça fera sept ans, à Noël, que je suis ici. La résidence venait d’ouvrir quand je suis arrivée. Je suis la doyenne. Parfois, on m’appelle mamie.

Vous connaissez tous ma vie. Je vous adresse néanmoins ce mot, parce que ça fait toujours du bien de raconter son histoire, et parce que c’est ma manière de vous exprimer ma reconnaissance.

Je suis née dans l’alcool, j’ai été élevée dans l’alcool, je me suis mariée dans l’alcool, je suis arrivée ici dans l’alcool ! Je n’ai vu que ça : l’alcool, l’alcool, l’alcool. Il m’a gâché toute ma jeunesse et une partie de ma vie. Alors que moi, je ne bois pas ! Je n’en ai pas besoin. J’ai seulement besoin de parler.

Je suis née à Rennes, à l’Hôtel-Dieu, il y a 71 ans. Mes parents étaient alcooliques, je n’ai jamais vécu chez eux. J’étais pupille. J’ai eu une enfance très dure.

Chez une première nourrice, on me mettait dans une boite en carton, on me laissait brailler dehors. On m’a changée de famille d’accueil. La nouvelle nourrice buvait, elle était très méchante avec moi. J’étais mal nourrie. J’avais juste droit au croupion ou à la tête de poulet. Je mangeais sur un bahut, pas avec les autres.

A Noël, ma mère, la vraie, apportait des cadeaux. Ma nourrice les donnait aux autres enfants. J’allais à l’école avec des sabots, cinq km aller, cinq km retour, même quand j’ai eu une blessure au genou. J’ai vécu des drôles de choses. Tout ça jusqu’à l’âge de dix ans.

Je me suis toujours débrouillée toute seule. Y compris pour trouver un boulot. Je travaillais comme femme de ménage, dans la restauration collective, dans les hôpitaux. A Rennes, autour de Rennes, à Saint-Brieuc. J’ai toujours travaillé depuis l’âge de 14 ans.

Avec mon mari, c’était très dur aussi. Il cachait l’argent, ne payait pas ses dettes, il était alcoolique, puis très malade. Il fallait s’occuper de lui, c’était une grosse charge pour moi, et il y avait le jardin, le ménage. A la fin, l’assistante sociale m’a trouvée fatiguée, elle m’a proposé une maison de repos, près de Saint-Brieuc.

L’horreur ! On y enfermait des gens dans des cellules. Je les entendais crier. Des gars se roulaient par terre. Ce n’était pas ma place. Ça m’a beaucoup marquée. J’y suis restée quatre mois, le temps de me chercher quelque chose, après le décès de mon mari. L’assistante sociale de Saint-Brieuc m’a trouvé une place, ici, parce que je ne pouvais pas vivre seule et que je n’avais rien à moi, juste quelques objets personnels.

Au début, c’était difficile. C’était mélangé gars et filles. Et puis, il y a l’alcool, beaucoup. Certains picolent tous les jours. C’est une sacrée maladie. On a eu plusieurs décès ici, à cause de l’alcool, ça m’a traumatisée.

Et puis, je m’y suis faite. A Daniel Ravier, chacun vit chez soi, mais il y a des activités, des discussions, le café de quatre heures, une esthéticienne, l’infirmière tous les mercredis, une psychologue en cas d’urgence, pour ceux qui veulent. Il y a toujours quelqu’un sur qui compter. Nelly, surtout, que je ne remercierai jamais assez.

En ville, je serais seule. Moi, j’ai besoin de la compagnie. Quand ça ne va pas, quand je n’arrive pas à dormir, quand je rêve de la mort, je vais voir Nelly, on parle dans son bureau. J’arrive à me confier, elle prend le temps de m’écouter. Je suis contente quand on m’apporte du soutien.

Je ne me plains pas des relations. Les résidents me respectent. Je leur rends service. Ce midi, j’ai encore fait à manger à un gars qui a du mal à se nourrir. Je ne demande pas grand-chose. Bonjour, bonsoir, la politesse, la sympathie, ça fait plaisir.

Je fais parfois la police. Il y a de la drogue, de l’alcool, qui circulent. Les gens sont chez eux, mais quand même ! Je signale tout ce qui ne va pas. Faut savoir parler avec eux ! Il y a parfois du bordel, mais on peut compter sur des veilleurs. Je  me sens en sécurité. On n’entend plus rien pour l’instant.

De toute façon, je ne peux pas rester à rien faire. Je fabrique des bijoux, des bagues, des colliers, des bonbonnières, des compositions florales, plein de choses avec de la récupération, des bouchons, des capsules, des vieux CD. Un jour, une dame m’a commandé un chapeau pour un mariage ! Je me suis équipée d’Internet. Tout ça depuis que j’habite la résidence. Je me suis développée ici, c’est incroyable.

Et quand ce n’est pas ça, c’est mon jardin, au pied de la résidence. Y’a pas beaucoup de mauvaises herbes qui résistent ! Je m’occupe des poules en plus. Quand j’ai des tomates, des betteraves, des haricots, des œufs, je donne. Quand on donne, on reçoit quelquefois plus, en retour, ou autrement. Ça fait plaisir.

Il y a aussi des sorties. Cet été, on est partis, quelques-uns, en vacances, une semaine en gîte et camping à Trégunc, près de Concarneau. On a payé 100 € de notre poche. C’est bien, les vacances ! Nelly est avec nous. On fait aussi des petites braderies, des ventes de crêpes, pour récolter un peu d’argent pour les vacances de l’année prochaine.

Heureusement, je ne suis pas dépensière. Le loyer est cher et je n’ai que 30 € d’APL. Mais je m’en sors. J’ai mon appartement, je fais ce que je veux, je peux recevoir, sortir. On peut même loger un invité, à condition, par sécurité, de le signaler et de payer cinq euros par nuit. Certains de mes sept enfants et vingt-deux petits enfants viennent me voir. D’autres pas, ils disent que c’est un hôpital ici, alors que c’est une résidence !

Nelly et toute l’équipe le savent. Jeune, je n’ai jamais eu d’affection. J’avais besoin d’amour. Dans cette résidence de l’association Benoît Labre, je vis ce que je n’ai jamais vécu dans ma famille. Vous êtes ma seconde famille. Je me sens bien ici. Je ne me suis épanouie qu’ici. Je finirai mes jours à la résidence Daniel Ravier.

Nicole.

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