Youssef_Je vous écris de Benoît Labre

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« J’aime les vieilles pierres, les tableaux, les bijoux, les sculptures... C’est pour cela que je fais les vide-greniers. »

Vitré, le 12 octobre 2022

Florence, ma professeure, mon amie,

Grâce à toi, il me vient une inspiration. Un scénario, peut-être. Laisses-moi t’expliquer.

Je suis Youssef. Parfois, il m’arrive de me demander si je ne me m’appelle pas Giuseppe. Je viens d’Alger. Parfois, je me demande si je ne suis pas né dans l’Italie du Nord.

Je suis Youssef, j’ai fui mon pays, il y a deux ans, notamment pour des raisons politiques. Giuseppe Tribus, lui, a fui l’Italie fasciste pour des raisons politiques, en 1922.

Je suis un passionné d’antiquités, d’arts, de peinture. Et c’est cette passion qui m’a fait acquérir, par le plus pur des hasards, dans un vide-grenier en Bretagne, l’un des derniers, si ce n’est le dernier, tableaux de ce grand décorateur, de ce virtuose du trompe-l’œil que fût Giuseppe Tribus, mort à Mordelles, près de Rennes, en 1961.

Giuseppe, Youssef, Joseph en français, nous portons le même prénom ; nos histoires sont jalonnées de similitudes ; la liberté est notre cause commune. Deux parcours inimaginables qui se croisent à Vitré. Une rencontre révélée par toi, Florence, qui as décrypté sa signature, au bas du tableau que j’ai acheté, le 4 septembre, pour 10 €, et qui as fait des recherches qui me laissent penser que cette acquisition ne relève peut-être pas du hasard.

Je suis né au cœur d’Alger. J’y ai grandi. Je n’ai pas fait d’études. Ma vie en Algérie était très compliquée. Problèmes sociaux, conflits familiaux, difficultés financières… Beaucoup de choses difficiles à raconter dans le détail.

Des problèmes politiques aussi. J’ai commencé très jeune dans le rap, dans la rue. A force de m’exprimer, ça a commencé à faire un peu de bruit dans les médias, sur les réseaux sociaux. J’étais repéré. Si tu t’exprimes librement en Algérie, tu te mets en danger. J’ai aussi tourné dans trois courts métrages, dont l’un, « Un jour de mariage », a été primé à Cannes en 2018. L’équipe, franco-algérienne, devait poursuivre avec un long métrage. Mais Alger ne lui a pas donné l’autorisation de tourner.

Alors, je suis parti, loin de ma famille, loin de tout. A Oran, j’ai travaillé, travaillé. J’ai mis tout l’argent que j’avais pour rejoindre l’Espagne. On était nombreux dans cette petite embarcation avec, au milieu, les bidons d’essence. 160 km…

J’avais 2,50 € quand j’ai débarqué à San José. J’ai acheté une bouteille d’eau et un masque anti-covid. Quelque part, j’ai eu peur. Mais je ne me suis jamais dit que j’avais fait le mauvais choix.

A Paris, je ne connaissais personne, je ne faisais que marcher, marcher. Pendant un  mois ou deux, j’ai passé toutes les nuits dans la rue, avec trois fois rien dans mon petit sac à dos. C’était la fin de l’été. Il a commencé à faire froid. Je dormais dans un parc, gare de l’Est. Là, c’est compliqué.

Mais en France, quand t’es en détresse, que t’as pas de papiers, pas de logement, pas de vêtements, pas de nourriture, il y a toujours une présence bienveillante. Quelqu’un à qui parler. Parler m’a soulagé.

J’ai été beaucoup aidé par une association de l’Ouest parisien. J’étais mal en point, je n’avais pas d’argent. On m’a trouvé un rendez-vous à la préfecture de Versailles pour ma demande d’asile, un logement, et finalement, on m’a dirigé vers Lorient, pour un mois ou deux. Et de Lorient, on m’a envoyé dans un Cada, près de de Rennes, dans une belle petite ville chargée d’histoire.

Depuis dix mois, j’attends ici. Je laisse des CV un peu partout. Mais les employeurs, même quand ils manquent de personnel, ne veulent pas s’embêter à faire des démarches.

Alors, je m’implique dans plein de choses. Je fais un peu de théâtre, un peu comme comédien ou comme assistant de la metteuse en scène de La Canopée ; je cultive des plantes pour faire de la teinture végétale ; j’ai créé un grand potager. Je perfectionne mon français grâce à tes cours, Florence. Je découvre le patrimoine, l’histoire, les musées. Ici, je me sens bien.

J’aime ça, les vieilles pierres, les tableaux, les bijoux, les sculptures, l’architecture. Petit, je lisais des livres sur les grands peintres, sur les grandes réalisations de l’histoire. Mes grands-parents habitaient une ville romaine au riche patrimoine... Je fais des recherches, je vais dans les musées, j’aime l’histoire des hommes. Notre monde est un peu virtuel, pas l’histoire ancienne.

Et je fais les vide-greniers ! Le 4 septembre, je sentais que ça allait être une bonne journée. Je me suis levé tôt. J’avais emprunté 80-90 € pour acheter des objets, vendu un vieux vélo. J’ai trouvé une nature morte et cet autre tableau, un peu spécial, aux couleurs vives, je croyais que c’était une photo. C’était un tableau de Giuseppe Tribus, exilé, réfugié en France, échappé des chantiers de Saint-Nazaire aux mains des Allemands, en 1942, aidé par les Bretons et les Mayennais.

Mais ça, je l’ai appris après, grâce à toi Florence. J’ai appris aussi qu’il avait été 1er prix de peinture à Venise en 1922. Qu’il était décédé en rentrant de vendre une toile place des Lices à Rennes. Et que Stéphane Bern a sélectionné le Théâtre Giuseppe Tribus, à La Bazouge-de-Chéméré, dans le cadre de sa mission de sauvegarde du patrimoine !

Mon projet, c’est d’écrire un court métrage, d’après mon histoire. J’ai envie d’en faire un film qui raconte l’histoire de plein de jeunes comme moi, qui ont été bouleversés. Je sais que je peux le faire, mais quand tu attends depuis des mois, que tu peux perdre ton logement et tes 210 € d’aide mensuelle du jour au lendemain, ça t’inquiète un peu.

J’ai vu un ami réalisateur. Il m’a dit qu’il pourrait m’aider… Grâce à toi, Florence, à tes recherches, il me vient cette inspiration d’un scénario improbable, mêlant l’histoire de Youssef et Giuseppe, deux créateurs en exil. Un scénario qui raconterait que la ville où j’ai trouvé refuge est à la croisée de nos destins.

Youssef.

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